Le sacré

Toute société cherche à faire cohabiter l’individuel et le collectif et doit constater qu’un pan entier de la réalité lui échappe et qu’elle est incapable de lui donner une explication rationnelle. Pourquoi la Terre a-t-elle eu des périodes de glaciation et de fort réchauffement bien avant que l’homme n’apparaisse ? Comment appréhender les données qui nous permettraient de connaitre avec précision le moment et l’endroit de la grêle ou de l’arc-en-ciel ? Que se passe-t-il après la mort ? S’il y a eu bang au cas où le Big Bang aurait existé, quelle est l’origine de l’énergie qui a abouti à ce bang ? La complexité aussi extraordinaire qu’admirable de la vie sur Terre, du microcosme au macrocosme, peut-elle n’être due qu’au hasard et à la nécessité ? Toutes ces questions sans réponses, toutes ces incompréhensions forment le domaine du sacré et il est difficile d’en parler puisque par définition ce domaine est hors nos limites. Pourtant une société, pour être équilibrée, doit impérativement harmoniser la vie des individus et celle du groupe dans l’environnement bénéfique et maléfique qui l’entoure et que nous limitons actuellement à l’écologie par peur de l’immensité du sacré.

Le sacré est merveilleux et abominable et ni le groupe ni l’individu ne savent y différencier le bien du mal car nous sommes dans des espaces et dans des temps qui nous sont par définition étrangers. Les Romains avaient deux verbes pour constater le sacré, le sacer en latin. Sancire et son participe passé sanctus qui ont donné le saint et la consécration, étaient l’apanage du pouvoir, politique ou religieux. Sacer facere qui a donné sacrifier était du pouvoir du peuple. Les criminels comme les temples étaient et sont sacrés. Les deux sortent de notre routine quotidienne. La langue française a discrètement gardé le respect du double sens du mot sacré en le mettant avant ou après le mot qu’il colore. Le temps sacré n’a rien à voir avec le sacré temps comme le lieu sacré ne sera jamais le sacré lieu. L’animal sacré ne se confondra pas plus avec la sacrée bestiole même s’ils sont tous les deux psychopompes. L’un sera sacralisé pour mener à l’éden pendant que l’autre sera exécrée (ex-sacer) pour conduite aux enfers.

Les hommes ont toujours été fascinés par le sacré, par ce qu’ils ne comprennent pas. Pendant que les philosophes se contentent d’essayer d’exprimer les faits, trois armées montent sempiternellement et parallèlement au front de l’inconnu en s’épaulant et en se jalousant alternativement suivant les époques et les civilisations : les Religieux, les Scientifiques et les Politiques. Les trois approches sont très différentes mais toutes travaillent à trouver une cohérence à ce que nous ignorons.

Les Politiques cherchent à simplifier l’harmonisation nécessaire entre l’individuel, le collectif et le sacré en inventant des sacrés de substitution (le roi, la constitution, la démocratie, les droits de l’homme, la république, les valeurs universelles, celles de droite, celles de gauche, l’anti-shoah, la laïcité). Mais ces sacrés sont médiocres et ne durent que tant que les politiques les alimentent à grand frais. Les Politiques sont un maillon faible dans la recherche de l’harmonie. Mais sont-ils actuellement un maillon fort quelque part ?

Les Scientifiques cherchent à réduire le sacré en l’expliquant pan par pan et seuls les meilleurs reconnaissent que c’est très difficile et que l’on s’y casse facilement puis inexorablement les dents car l’homme est limité. L’approche scientifique, souvent contradictoire mais toujours intéressante ne se pose peut-être pas suffisamment la question de la difficulté que nous avons tous à percevoir que toute découverte s’accompagne inexorablement d’un deuil qui apparait beaucoup plus doucement que la splendeur immédiate de la découverte et qui n’est quasiment jamais assumé. L’autre limite de l’approche scientifique est la motivation de son financement. Il ne faudrait pas que ce soit une recherche de la solution de nos problèmes qui ne soit qu’une fuite en avant dans le rêve qui serait très politique. Nos problèmes sont actuels et la recherche ne peut remplacer un aujourd’hui très réel par un demain hypothétique.

Les Religieux expliquent le sacré par le mystère. Ils utilisent notre fascination pour le sacré pour nous rasséréner et pour faire passer la vérité simple, commune à toutes les civilisations, que pour être heureux et après être né de ses parents, il faut mourir à son enfance et renaître de soi-même. « Mourez avant de mourir » dit le hadith de Mahomet. « Il te faut naître de nouveau » dit Jésus à Nicodème. « Un converti est comme un nouveau-né » dit le Talmud.

Les Religieux cherchent à apaiser et pour apaiser, ils simplifient. Les monothéistes classent toujours le sacré dans le bien et ils appellent maudit, le sacré qu’ils jugent mauvais. Ce sont eux qui cherchent le plus profondément l’harmonie entre l’individuel, le collectif et le sacré mais ils se heurtent à deux écueils :
Ils peinent à trouver l’équilibre entre la sous-valorisation du sacré au profit de l’harmonie du collectif comme le fait actuellement le christianisme et la survalorisation du sacré en lui faisant endosser sa volonté très humaine de domination politique comme le fait actuellement l’islam arabe en suivant les traces du christianisme européen ancien. La sous-valorisation chrétienne semble oublier qu’il ne peut y avoir d’harmonie du collectif sans gestion calme, équanime et humble du sacré et la survalorisation islamique semble vouloir convaincre par la mondialisation sans réaliser que l’universalisme (la catholicité en grec) est l’erreur éternelle et toujours perdante de toutes les idéologies.
Le second écueil est que les Religieux évitent de s’affronter à la définition du collectif. Le bas-clergé se limite au concret de ce qui est local, le haut-clergé mondialise son idéologie, aucun ne semble s’intéresser aux économies d’échelle. Ce qui est vrai pour cent l’est-il pour un milliard ? Si oui, la forme doit-elle être unique ? Si non où se situe la limite ?

Sur les sujets difficiles les Scientifiques, les Politiques et les Religieux se refilent assez volontiers la patate chaude. C’est le cas pour les définitions du début et de la fin de la vie. Actuellement en Occident, la fin de vie humaine est décidée par les Scientifiques et le début par les Politiques. Cela ne clôt évidemment pas le débat, ni sur l’avortement ni sur l’euthanasie mais on constate que les Politiques cherchent à prendre la main sur tout par le biais du droit. Ils perdent tellement pied qu’ils multiplient les lois en tous domaines et sur tout, en y additionnant encore celles de l’Europe et celles réputées sacrées de la soi-disant « communauté internationale ».

La mondialisation avec sa fausse solution idéologique unique et sa conséquence, le repli sur le concret local et éventuellement sur le terrorisme, sont les deux mauvais fortifiants que nous utilisons pour ne pas affronter le double problème crucial actuel. A quel groupe appartenons-nous et quel est notre sacré ? Les réponses à ces deux questions conditionnent l’avenir de notre civilisation.

Pour prendre le chemin qui mène à ces réponses, humilité, courage et discernement sont les trois accompagnateurs indispensables.

L’humilité est indispensable pour aborder la recherche de l’harmonie entre l’individuel, le collectif et le sacré. L’Occident semble aujourd’hui en manquer pour réussir sa mue en gardant sa colonne vertébrale. Nous devons apprendre à mourir aux dogmatismes, aux fausses valeurs sécurisantes, à renaître de nous-mêmes comme nous le susurre le sacré, à être comme l’humus, fruit de mort et source de vie.

Le courage est nécessaire car il n’y a rien de plus « cul-de-plomb » que la routine et déranger notre routine nous rend souvent agressifs. « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté » chantait Béart.

Le discernement n’est pas facile à définir mais son étymologie nous éclaire. C’est faire le tour de la question et ensuite y séparer correctement le bien du mal. Il est intéressant de remarquer que la discrétion et le discernement vont de pair et que discretus n’est que le participe passé de discernere. Le discernement est indispensable car, pour bouger au-delà de l’instinctif, il faut savoir où l’on veut aller et pourquoi l’on y irait, avant d’aborder la difficile question du comment y aller.

Il n’est pas facile d’éviter l’écueil du sectarisme qui néglige l’individu, celui du fanatisme qui néglige le groupe et celui du matérialisme qui néglige le sacré. Après un siècle malade du matérialisme, nous rentrons dans une époque où la première menace vient du fanatisme par absence de groupe cohérent et où la seconde reste le matérialisme par mépris hautain du sacré. Le sectarisme qui survalorise le groupe et son idéal sacré n’est pas un danger actuel en Europe mais on peut voir aujourd’hui ses ravages au Moyen Orient quand le soi-disant « Etat islamique en Iraq et au Levant » se transforme en prétendu « Etat islamique » sans aucune limite géographique sous l’œil bienveillant des médias qui le reconnaissent de fait en abandonnant les guillemets quand ils en parlent. L’« Etat islamique » est malade de rabaisser l’individu pendant que nous souffrons de dédaigner le groupe.

Quel groupe ? Voilà la première question. Pour ma part je propose la piste de réflexion du « assez grand pour avoir une monnaie et assez petit pour que le bon sens reste un filtre efficace » et je visualise assez volontiers la France.

Quant à la seconde question « quel est notre sacré ? », il faut commencer par se demander si cette question peut se mettre au pluriel et si l’on peut parler de « nos sacrés » en un temps et en un lieu donnés. Un sacré unique n’est-il pas essentiel à la solidité du groupe ? Le groupe étant constitué par un but commun, peut-on exclure le sacré de ce qui est commun ? L’Islam arabe est convaincu que non et le montre, là où il tient les rênes. Il sait qu’en arabe islam vient du verbe aslama qui veut dire « se résigner, se soumettre » et que c’est la condition de la paix, salaam, qui a la même racine, de même que muslim, le soumis, et son pluriel muslimun qui a donné le musulman en français. Le Coran précise « Et quiconque désire une religion autre que l’Islam ne sera point agréé et il sera dans l’au-delà parmi les perdants » (Sourate 3 verset 85). Souhaitons que chacun entende bien « dans l’au-delà ».

Il faut ensuite prendre conscience que les individus ont besoin de réponses aux questions qu’ils se posent ou au moins d’axes de réponses. Et il ne suffit pas de regarder ailleurs. Il faut réaliser que toutes les réponses dans le domaine du sacré sont par définition floues et que l’individu a besoin d’être conforté par son groupe pour être satisfait des réponses proposées. L’individuel, le collectif et le sacré sont indissociables et le sacré doit être fort pour rassembler le collectif.

Face à l’Islam arabe conquérant quel sacré avons-nous à proposer qui puisse rendre le groupe assez solide pour que des individus puissent envisager pour le défendre, de lui faire le sacrifice de leur vie ? Nous sommes tellement malades des deux mauvaises réponses totalitaires du XXème siècle, communiste et fasciste, et tellement inquiets inconsciemment de voir poindre la troisième mauvaise réponse capitaliste, que nous avons même renoncé, pour l’instant, à nous poser la question.

L’inéluctable révolution

Les trois totalitarismes du XXème siècle, fascisme, communisme et capitalisme, avaient évidemment en commun leur volonté hégémonique de couvrir toute la Terre mais ce qui les rassemblait avant tout, c’était leur matérialisme qui sacralisait les idéologies avec chacune son bouc émissaire, qui la race inférieure, qui le petit bourgeois, qui le populiste. Les liaisons contre nature entre le siècle des Lumières et les penseurs du XIXème siècle nous ont donné le « Deutschland über alles », le « Yes we can » et « L’internationale sera le genre humain ».

Dans tout l’occident on a sacralisé la vanité et imposé un colonialisme intellectuel en mettant en place sur toute la Terre des hommes de pouvoir déformés chez nous.

Aujourd’hui seul reste le capitalisme qui se croit gagnant car il est enfin seul. Sa force est d’utiliser les avancées extraordinaires des moyens de  communication qui se sont mondialisés pour faire croire que la réflexion et l’action se sont aussi mondialisées de la même façon, ce qui est une duperie insigne.

Le capitalisme, sous sa forme présentable de libéralisme, considère comme acquis que sa morale est La Morale, que son intelligence est L’Intelligence, que sa vérité est La Vérité et qu’il sait où il va.

Il a réussi à faire croire que la croissance créait des richesses à se partager, que l’avis majoritaire de la foule était la bonne référence et que la bonne éducation était une accumulation de connaissances choisies par lui. Aucune de ces affirmations ne tient la route. Elles sont mensonges structurels de notre société et personne ne sait où ces âneries nous mènent.

Ce qui me sidère, c’est que j’ai cru ces fadaises parce que l’on m’avait inculqué le rejet des deux autres totalitarismes pourtant tout aussi attractifs au premier abord, et que le mantra « Elles sont intéressantes tes critiques mais qu’est-ce que tu proposes ? » m’avait cloué le bec pendant des décennies. Comme s’il fallait avoir une solution, si possible simple, pour prendre conscience d’un problème !

Aujourd’hui le problème sans solution simple est notre apathie devant les drames qui se préparent et que nous refusons de voir. Cette apathie qui est étymologiquement une absence de souffrance est entretenue par notre addiction au plaisir rendue provisoirement possible par les deux esclavages, bases du capitalisme : Le libre-échange fondement théorique de l’esclavage dans l’espace et le prêt à intérêt, base pratique de l’esclavage dans le temps.

Il ne suffit pas de faire une journée contre l’esclavage et de le réduire stupidement à la traite négrière pour cacher durablement ces deux esclavages  plus scandaleux parce qu’actuels et surtout parce qu’intenables.

Sors ce mois-ci en librairie la seconde édition de mon deuxième livre « L’inéluctable révolution » aux éditions Autres Temps.

Il ne s’agit pas de rêver d’un grand soir mais de faire la révolution, à la fois individuelle et collective, de bâtir nos vies sur le discernement, l’humilité et le courage qui nous manquent tant aujourd’hui. Le discernement, l’humilité et le courage sont la base de ce que les totalitarismes du XXème siècle nous ont fait oublier et qui peut se résumer en un mot : le sacré. Le sacré est ce qui nous dépasse individuellement et collectivement, en bien comme en mal.

C’est l’énergie du sacré, l’égrégore, cette armée disparate et mélangée d’anges de lumière et d’anges déchus, qui avec l’énergie individuelle du travail et celle collective de l’argent crée l’honneur qui s’est tellement affadi aujourd’hui.

La limite du sacré, l’interdit, est forcément entredit car si elle était dite avec des mots cela sombrerait immédiatement dans la limite individuelle qu’est le choix ou la limite collective qu’est la loi. La limite du sacré ne peut parler qu’en contes, qu’en légendes, qu’en paraboles, qu’en mythes. Les mots y disent des choses inventées et l’interdit, l’entredit, dit l’essentiel entre les mots. L’interdit rajouté à la limite individuelle qu’est le choix et à la limite collective qu’est la loi, donne le serment que nous oublions si facilement.

On a mobilisé des peuples par « La Patrie est en danger ». Mais aujourd’hui notre addiction au plaisir nous a fait oublier toute notion cohérente de groupe. Exit la patrie, terre de nos pères, exit la nation, terre où nous sommes nés. Bienvenue au mondialisme, au libéralisme, à l’universalisme qui nous permettent d’évoluer dans des groupes virtuels qui ne sont que des hologrammes avec leur religion de la confiance, de la croyance et de la croissance que nous attendons individuellement comme le Messie en sachant qu’elles ne nous mèneront nulle part. Un agrégat d’individus forme une foule, pas un peuple.

Notre apathie et notre addiction au plaisir sont les vrais dangers.

Sur quel bateau sommes-nous ?

Nous ne savons plus trop à quel saint nous vouer en sentant, anesthésiés, que notre bateau est en train de sombrer.

La définition du bateau et surtout son contour posent déjà problème. C’est un espace de solidarité, cohérent et sacré, que l’on nommait Patrie, la terre des pères, chez les partisans du droit du sang et Nation, la terre où l’on est né, chez les adeptes du droit du sol avant de tout mélanger.

Quel est aujourd’hui cet espace : la Terre, l’Europe, la France, la province, la région, la ville, le village, la famille ? Nous ne savons plus car la solidarité, la cohérence et le sacré se sont disloqués et leur rassemblement qu’est la fraternité a disparu pour des recherches disparates, ici de la solidarité, là de la cohérence, ailleurs encore du sacré. Comme si l’on pouvait les dissocier ! Seuls semblent l’avoir compris le judaïsme en Israël et l’islam partout où il est vivant. En Asie le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme, tous trois nés au 6ème siècle avant JC et admirablement complémentaires, ont pourtant du mal à s’enrichir mutuellement et seul le bouddhisme a percé en occident car il est équilibrage personnel de notre individualisme triomphant. Quant au christianisme, habillage européen de la sagesse universelle, il décline inexorablement comme les corps qu’il habille en ne défendant plus qu’une solidarité assez hypocrite. Le christianisme recule en ne comprenant pas que, si l’on peut être solidaire d’un bloc de béton, on ne peut lui être fraternel car il manque les deux liens de la cohérence et du sacré.

La solidarité tellement à la mode aujourd’hui et l’éternelle repentance sont les mortifications que nous nous imposons pour nous cacher ou pour oublier notre incapacité à nous réveiller et notre plaisir à rêver. Nous nous rejouons la scène 2 de l’acte II de Tartuffe en disant à qui veut l’entendre avec des mots plus modernes « serrez ma haire avec ma discipline ». La mortification est souvent le rempart sécurisant contre la honte de vivre l’inverse de ce que nous prônons. L’humanitaire libéral mondialiste ne va retrouver le concret que dans la limite de sa famille survalorisée et le théoricien des erreurs du système ne va survivre qu’en utilisant le système qu’il exècre.

 Commençons, avant d’aborder nos contradictions, à nous demander avec qui le faire. Sur quel espace voulons-nous construire ? Savoir que c’est l’espace sur lequel nous serons capables de combiner la cohérence, la solidarité et le sacré pourrait nous être utile.