Travailler pour fabriquer

C’est un vrai plaisir de voir la classe dirigeante respecter enfin le « droit au travail » du préambule de la Constitution et mettre unanimement l’emploi en priorité absolue. Mais personne n’envisage d’autres moyens que le retour de la croissance et leur seule activité est de se disputer pour savoir s’il faut la faire revenir par l’offre ou par la demande.

Comme personne ne comprend et qu’évidemment ni l’une ni l’autre ne fonctionne, le débat commence à être haineux.

Commençons par comprendre ce qu’ils voudraient dire. Rappelons pour la forme que le PIB est une mesure d’activité d’un espace donné pendant un temps donné et qu’il peut se calculer de trois façons comme cela est écrit sur le site de l’INSEE et comme cela a déjà été écrit pour un marché forain.

Le PIB du marché peut être calculé par les marchandises apportées le matin par les forains et les maraichers moins celles remportées à la fin, le tout chiffré à leur prix de marché. C’est le PIB INSEE par la valeur ajoutée si chère à nos économistes qui expliquent par là le terme de Produit.

Le PIB du marché peut être aussi calculé en additionnant l’argent qui est dans les poches de tous les gens rentrant sur le marché et en en soustrayant ce qu’ils ont encore en partant. C’est le PIB INSEE par la distribution.

Le PIB du marché peut être enfin calculé en additionnant toutes les transactions. C’est le PIB INSEE par la dépense, évidemment le plus simple à calculer mais le plus difficile à faire passer pour un produit.

Le PIB est donc clairement, non un produit mais une activité qui peut facilement se réduire à une simple agitation.

Que disent nos dirigeants ? Ils affirment à très juste titre que si le marché croît et recouvre tout le quartier, cette croissance créera des emplois de vendeurs chez les maraichers, chez les forains et dans tous les commerces adjacents.

Mais au lieu de regarder le problème du déclin du marché dans sa complexité et surtout dans sa vérité dérangeante, ils se séparent en deux simplismes opposés et évidemment tout aussi inefficaces l’un que l’autre.

Le premier est de faire de la relance par l’offre et de faire venir plus de maraichers, plus de forains. S’il n’y a pas les acheteurs cela ne marche évidemment pas. C’est pourtant la solution des gens qui se disent de droite. Le second est de faire de la relance par la demande, par l’augmentation de la consommation en remplissant les poches de tous les gens qui entrent sur le marché. S’il n’y a rien à vendre cela ne peut pas marcher non plus. C’était la solution des gens qui se croient de gauche et qui, devant l’échec évident de leur simplisme, sont en train de tourner casaque pour enfourcher le cheval de la relance par l’offre qui ne peut pas plus marcher que la relance par la demande.

Les somptueux économistes que nous avons, ont expliqué aux partisans de la relance par la demande qui se demandaient comment trouver des marchandises à vendre, qu’il n’y avait qu’à importer ce qui permettrait de faire de la croissance par la consommation. Personne n’a jamais expliqué d’où viendrait l’argent qui permettrait à la fois d’être mis dans la poche des consommateurs et d’acheter de quoi leur vendre.

D’autres économistes tout aussi distingués ont tout expliqué aux partisans de plus en plus nombreux dans leur apparente sagesse de la relance par l’offre et qui se demandaient qui viendrait acheter les marchandises à vendre. Ils leur ont dit qu’il n’y avait qu’à vendre à tous les étrangers et faire de l’exportation grâce à l’Europe et à la mondialisation. Personne n’a jamais expliqué comment les mêmes marchandises pouvaient être en même temps sur le marché et exportées pour avoir l’argent nécessaire à leur achat sur le marché.

Faut-il en rire ou faut-il en pleurer ? C’est du même niveau que la querelle entre vouloir dépenser plus pour dépenser moins, c’est-à-dire faire de la croissance pour rembourser la dette, ou vouloir dépenser moins pour dépenser plus, c’est-à-dire accepter l’austérité pour atteindre la prospérité.

Pourquoi des gens intelligents se complaisent-ils dans de telles fadaises enrubannées de médias, en les faisant proférer par une dizaine de satrapes repus qu’on a laissés déguiser leur incompétence en expertise ?

La réponse est malheureusement très simple. Pour relancer le marché, il faut à la fois fabriquer ce qui sera à vendre et à la fois travailler pour avoir l’argent pour l’acheter. Il faut travailler pour fabriquer. Les foires montraient la prospérité d’une région car jusqu’au XXème siècle on y travaillait pour fabriquer.

Mais aujourd’hui vouloir mettre de l’argent dans les poches des gens pour leur faire acheter des produits importés ne mène pas loin. Pas plus que se gargariser en pensant que notre système éducatif fabrique une telle intelligence que la Terre entière va venir nous l’acheter en nous évitant le travail. La vanité fait rire, elle ne nourrit pas.

Travailler plus pour produire réellement nous-mêmes et acheter moins facilement car supprimer l’esclavage nous coutera très cher, est évidemment la seule sortie de crise possible. Mais il n’y a que deux voies pour cela : le protectionnisme et la guerre qui seuls nous mettront en face de nous-mêmes.

Les Politiques n’aiment pas le protectionnisme car mettre les Français en face d’eux-mêmes n’est pas électoral. Comme le disait un spécialiste du monde politique à un candidat qui voulait dire la vérité : « Tu veux dire la vérité ou être élu ? ».

Les élus ont tous choisis d’être élus. Ils ne sont pas pourris, ils sont cohérents. Ils ne peuvent choisir le protectionnisme sans affronter leurs électeurs, ce qu’ils ne peuvent envisager. Ils laissent la guerre nous mettre en face de nous-mêmes. Ils clament que le protectionnisme mène à la guerre mais ce sont eux qui,  consciemment ou inconsciemment, ont choisi la guerre. Le côté haineux du débat actuel commence déjà à fabriquer les boucs émissaires possibles.

Louis XV disait déjà : « Après moi le déluge ! ». Serions-nous tous des Louis XV ? Allons-nous attendre qu’ils nous disent tous comme Mac Mahon : « Que d’eau ! Que d’eau !  » ?

Qu’est-ce que la sagesse ?

Dans ce monde si perdu que chacun propose sa solution sans y croire, il y a un mot reconnu par tous comme utile au lendemain, c’est le mot sagesse. L’aimer c’est en grec faire de la philosophie. La difficulté est de savoir ce que l’on y met.

Ne serait-ce pas l’harmonie entre trois voies complémentaires que nous avons du mal à emprunter et à concilier ?

– Une voie personnelle que l’on peut appeler la voie initiatique. Elle est renaître de soi-même après s’être nettoyé de ce qui n’est pas soi. Mahomet dit dans un hadith célèbre « Mourez avant de mourir »; le Talmud dit qu’un converti est comme un nouveau-né ; Jésus dit à Nicodème que pour être heureux, pour vivre hors le temps, pour avoir « la vie éternelle » comme dit Jean, il faut qu’il naisse de nouveau. Toutes les initiations font mourir pour renaître. Le faire n’est pas facile et le calvaire du Christ est pour cela exemplaire. Louis-Vincent Thomas nous rappelait dans La mort africaine qu’ « il y a 3 moments importants dans la vie : la naissance, l’initiation et la mort. Des trois le plus important est sans conteste le second qui donne sens au premier et enlève tout pouvoir destructeur au troisième ».

– Une voie horizontale qui est la voie politique, celle du rapport aux autres et à la cité. C’est probablement la voie la plus négligée actuellement même si elle est la plus courtisée. Tous les groupes se lézardent, les référents s’estompent et les quotidiens s’en ressentent en partant dans tous les sens pour aboutir souvent à l’autodestruction. La peur du lendemain se traduit en mensonges et la tentation de se satisfaire de l’apparence est omniprésente. La difficulté est de ne pas se contenter de superposer l’absence de groupe, l’individualisme, et le groupe général, l’humanité pour laquelle on ne nous propose guère que de nous nourrir, de trier nos poubelles et de faire du vélo. L’honneur de la voie politique est de se souvenir que polis, la cité, avait sa limite, que cette limite était aussi essentielle que difficile à cerner. La facilité de refuser les limites ou de vouloir les abolir se retourne toujours contre ceux qui préfèrent le rêve à la réalité.

– Une voie verticale que l’on peut appeler la voie hermétique qui regroupe d’une façon très composite les gnoses, les mystiques, les religions et le logos d’Héraclite. Elle est l’intelligence et le mystère, la quête éternelle de la bonne gestion de nos contradictions. Elle commence par l’humilité, l’accueil du fait que l’humus, fruit de morts et source de vies, a la même racine que l’homme ; l’humilité de sortir du « yes we can » pour admettre le « we cannot » en reconnaissant que nous ne sommes pas des dieux. Elle se poursuit par le travail du socratique « Connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux ». Elle s’épanouit dans la tradition qui est la transmission par le dire. La voie verticale renaît après un siècle d’essoufflement.

Il suffit d’approcher la sagesse par cette harmonie pour prendre conscience de la distance qui nous en sépare. Mais si nous voulons nous en rapprocher, il est nécessaire, là comme ailleurs, de bien poser le problème pour envisager sa solution.