Regard individuel et regard collectif

Tout s’écroule sauf la certitude de nos dirigeants droits dans leurs bottes d’apparat. Ils sont tellement peu sûrs d’eux-mêmes qu’ils ont besoin de se cramponner aux faux intellectuels façon Attali, Minc ou BHL qu’ils ont toujours écoutés, droite et gauche confondues, et qui les ont toujours conduits dans le mur. Ils sont incapables d’envisager qu’ils se trompent depuis toujours, que leurs analyses sont fausses et que les cycles économiques sont des leurres. A force d’acheter l’affect du peuple, ils se sont convaincus qu’ils étaient réellement appréciés pour leur supériorité naturelle.

De l’autre côté une partie du peuple croit au complot en pensant que le désastre est voulu dans le but d’en enrichir certains. Certes il y a manigance dans l’organisation de la débandade, mais il y a surtout une incompréhension généralisée de ce qui se passe et de la raison du désastre. Il suffit de parler en privé à des politiques pour constater combien ils sont perdus et combien ils ont peur d’affronter la réalité car comme le dit Daniel Cohn-Bendit « le discours de la vérité ne peut pas avoir la majorité ». Or les politiques craignent la vérité, ils veulent la majorité.

Toute notre société est structurée autour de l’idée que nous créons annuellement des richesses et que nous devons nous les partager au moins mal. Notre économie, notre éducation et notre politique sont fondées sur cette certitude et notre énergie n’est bandée que sur l’augmentation de la production de richesses, la fameuse croissance, et sur l’ajustement de sa répartition. Voilà notre dessein actuel qui est accessoirement d’un matérialisme affligeant.

Or il n’y a pas de création de richesses en économie contrairement au formatage martelé si agréable à entendre.

Une richesse n’étant qu’un regard il faut différencier le regard individuel du regard collectif. Il y a bien évidemment des regards individuels qui voient leurs créations comme des richesses. L’enfant qui fait avec son couteau un sifflet à partir d’une branche de frêne ou le peintre du dimanche qui se fait plaisir en maniant son pinceau, se créent évidemment des richesses à leurs propres yeux, richesses qui deviendront d’ailleurs souvent avec le temps embarras puis débarras. Mais nous ne faisons pas de l’économie en constatant cela. L’échange des regards individuels, c’est-à-dire le troc, n’a jamais existé que dans les cours d’écoles au grand dam des parents.

L’économie étudie, ou devrait étudier, les échanges entre les regards individuels et le regard collectif. Le regard collectif c’est la monnaie car, à l’intérieur du groupe qui a cette monnaie, chacun la regarde comme une richesse et le regard que portent tous les individus sur la monnaie est le même. Il n’y a donc qu’un seul regard collectif et la monnaie est une richesse reconnue par tous dans le groupe.

L’économie est censée étudier comment les individus qui portent un regard individuel de richesse sur ce qu’ils fabriquent par leur travail, vont pouvoir vérifier que ce qu’ils ont fabriqué est réellement reconnu comme richesse par le groupe et n’est pas considéré par le groupe comme inintéressant voire nocif.

La seule façon de faire cette vérification ponctuelle est de constater qu’un client vient s’appauvrir en monnaie pour s’enrichir de ce qui n’était quelques instants auparavant qu’un regard individuel de richesse non encore reconnu. Dès que le client s’est appauvri par son achat d’une certaine quantité de monnaie, cette quantité devient le chiffrage du regard collectif que le groupe porte à ce qui a été créé. C’est par son propre appauvrissement que le client confère à la production de l’entreprise l’estampille richesse.

On ne peut donc pas dire qu’une entreprise crée forcément des richesses. Elle crée soit des richesses soit des inutilités soit des déchets qui n’intéressent personne. C’est en échangeant son argent contre la production de l’entreprise que le client transforme cette production en richesse parce que le regard collectif de l’argent a rencontré le regard individuel du producteur. C’est l’abandon par le client de son argent qui crée la richesse et non l’entreprise qui n’avait créé qu’une richesse potentielle et aléatoire.

Ce qu’il faut étudier ce n’est pas le bien ou le service qui a été proposé mais d’une part l’origine de l’argent qui a transformé ce bien ou ce service en richesse reconnue par le regard collectif et d’autre part les motivations qui ont poussé le client à s’appauvrir en monnaie.

Et c’est là où le bât blesse durement.

Dans une société normale c’est par le travail passé qu’un individu se trouve en possession de monnaie et il la dépense avec parcimonie car il sait les efforts qui ont été nécessaires pour l’obtenir. Mais dans notre société qui n’a réellement comme seul but que de justifier la surproduction que la mécanisation de tout a entrainée, ce frein salutaire a été saboté pour que la machine tourne. Il faut sauver la machine et tous ceux qui la servent. Ils sont faciles à reconnaitre : ce sont tous ceux qui gagnent beaucoup d’argent. Ce sont les mondes de la publicité (donc du sport et des médias), de la banque, de la politique et des dirigeants de grandes entreprises.

Et ça marche !

La machine tourne, tout le monde s’endette pour acheter, l’endettement mondial est sidéral comme l’endettement des particuliers, des entreprises et des Etats. L’Europe n’est pas encore endettée ? La Banque Centrale Européenne rachète aux banques par le « quantitative easing » des créances titrisées sur Etats qui ne pourront être honorées que par de nouveaux emprunts. Ce sont les subprimes en beaucoup plus gros mais mieux imaginées car totalement fondées sur la création de richesses futures auxquelles tout le monde fait semblant de croire.

La guerre a commencé pour savoir qui, des Etats, des entreprises ou des particuliers, va être contraint de sauver le système bancaire mondial que personne ne peut rembourser sans s’endetter à nouveau ou sans faire payer les autres. Le système bancaire mondial est déjà en décomposition avancée mais assez bien dissimulée pour faire encore provisoirement bonne figure.

Peut-être faut-il rapidement prendre conscience que la richesse n’est qu’un regard, individuel ou collectif !

La richesse

La richesse est avec le progrès un des mots les plus ambigus de la langue française. Non qu’il n’ait pas un sens précis mais le capitalisme s’en est servi pour faire de ses victimes ses complices.

Le mot riche vient du mot franc riki qui veut dire puissance, pouvoir et qui a aussi donné en allemand, le reich.

Tout groupe a dans son lien social et dans ses lois écrites ou coutumières, sa notion du beau, du bien et du vrai comme celle de leurs mélanges deux à deux, le juste qui joint le bien au vrai, le pur qui rassemble le beau et le vrai (il peut y avoir de purs salauds) et le riche qui cumule le beau et le bien ( une riche idée est à la fois une bonne idée et une belle idée). Ces six notions, le beau, le bien, le vrai, le pur, le juste et le riche sont toutes totalement abstraites. Elles ne se chiffrent pas, elles s’apprécient en pourcentage de la perfection vue subjectivement par des regards généralement communs aux membres du groupe. Les regards ne sont d’ailleurs pas toujours communs et les ferrailleurs, les brocanteurs et les antiquaires gagnent leur vie sur des différences de regards. Ce qui est déchet ou embarras pour les uns, peut être richesse pour d’autres. Ces notions varient d’ailleurs de groupe en groupe et Montaigne écrivait : « Quelle est cette vertu qu’un trajet de rivière fait crime ? » et « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ». Elles se chevauchent aussi. « C’est bel et bien lui » veut dire « c’est vraiment lui ». « Une bonne grippe » et « au beau milieu du discours » ne sont ni dans le beau ni dans le bon mais dans le vrai.

Le pouvoir, quand il a besoin de l’approbation du peuple, utilise volontiers ce qui plait, le beau et le bon, en laissant souvent de côté le vrai qu’il faut affronter et qui est donc nettement moins plaisant. On retrouve donc plus souvent le pouvoir du côté de la richesse que du côté de la justice ou de la pureté. C’est la nature humaine qui sépare si souvent le pouvoir de la vérité. On le comprend mieux si l’on est conscient que la puissance est le sens premier de la richesse. Le pouvoir a toujours du mal à ne voir la richesse que comme un regard et voudrait tout chiffrer. Le peuple en revanche était beaucoup plus sage par ses maximes comme « Le riche est celui qui se contente de ce qu’il a ». Diogène dans son tonneau était riche de son soleil quand il a dit à Alexandre le Grand : « Ôte-toi de mon soleil ».

Pour créer une richesse, il faut simplement changer de regard. Je me souviens étant enfant avoir passé un été sur le plateau d’Emparis que l’on n’atteignait alors qu’à dos de mulet et ou les bergers faisaient sécher les bouses en les retournant au bout de trois jours et en les laissant reposer un an à l’abri pour s’en servir de combustible à cette altitude où il n’y a plus d’arbres. Ils avaient créé des richesses qu’ils utilisaient eux-mêmes mais ces bouses séchées restaient des encombrements et des déchets pour l’enfant que j’étais et qui savait que je ne reviendrais plus.

La création de richesses par les entreprises, qu’elles soient de production ou de service, est particulière car elle se fait en deux temps. Dans un premier temps l’entreprise, qu’elle soit unipersonnelle ou multinationale, fabrique un bien ou propose un service sans avoir généralement la certitude que sa production sera achetée. Elle crée ce qu’elle espère être une richesse en dépensant de l’énergie humaine stockée qu’est l’argent et de l’énergie humaine vive qu’est le travail. Mais sa création n’est qu’une richesse potentielle et peut être un encombrement qu’il faudra mettre en stock ou même un déchet si aucun acheteur ne vient s’appauvrir pour l’acheter. Cette richesse aléatoire ne deviendra vraiment richesse que lorsqu’un acheteur viendra jeter sur elle un regard d’envie et qu’il le concrétisera en s’appauvrissant pour le payer.

L’argent dont le client s’est appauvri pour acheter, servira à payer les fournisseurs, les salariés, les actionnaires et la collectivité sous forme de taxes, d’impôts ou de cotisations, mais surtout cet argent aura transformé une richesse potentielle en une richesse réelle. C’est cet argent et lui seul qui a prouvé que l’on pouvait regarder la production de l’entreprise comme une richesse. Il n’est donc pas possible de dire que l’entreprise crée des richesses sans regarder de près l’origine de l’argent du client qui a réellement créé la richesse en abandonnant son argent. Dans une économie normale l’abandon par l’acheteur de son argent est une vraie preuve que la production de l’entreprise est une richesse à ses yeux car l’argent durement gagné se dépense difficilement.

Mais la mécanisation a amené une production continue qui a souvent dépassé les besoins et créé des produits qui n’étaient plus des richesses mais des encombrements, voire des déchets. C’est là où le capitalisme intervient à grand frais en créant à la fois le désir par la publicité (le sport et les médias ne vivent que par elle) et la possibilité par le prêt bancaire que l’on présente comme indolore puisque remboursé par la création de richesses futures. Non seulement la publicité et l’emprunt coûtent intrinsèquement très cher mais les richesses futures n’étant qu’un mythe, il va falloir, nous dit-on, sauver les banques en prenant au sérieux leurs actifs donc en remboursant les prêts sans création de richesses nouvelles.

Nous sommes donc aujourd’hui dans une arène où les états endettés, les entreprises endettées et les particuliers endettés se mènent un combat à armes de moins en moins mouchetées pour savoir qui va s’appauvrir pour sauver les banques. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que les entreprises paieront avec l’argent de leurs clients, les états avec l’argent de leurs contribuables, bref qu’au bout du compte c’est le peuple qui, s’il l’accepte, s’appauvrira pour sauver les banques.

La bataille sur la réalité de la création de richesses futures ne fait que commencer car le capitalisme mourra le jour où il y aura prise de conscience générale que la création de richesse est un leurre. Inutile de dire que la bataille sera rude. Le formatage des esprits est profond pour nous faire croire que nous sommes un pays riche alors que nous ne sommes qu’endettés pour des biens que nous surévaluons,

Le bon sens  triomphera-t-il ?

La richesse n’est qu’un regard

Il est temps de tordre le cou à la notion stupide de création de richesse tellement à la mode pour ceux qui veulent faire croire à des fins électorales que la croissance apporte naturellement des richesses à se partager.

Prenons l’exemple d’un boulanger. Il fait un pari. Celui de croire que les dépenses qu’il fait en location de la boulangerie, en patente quelle que soit son nom du moment, en achat de pétrisseuse et de four, en salaires et en charges de ses collaborateurs, en farine et levure, que toutes ces dépenses lui permettront de fabriquer des richesses, les différents pains qui lui seront achetés plus cher que ce qu’ils ne lui auront coûté.

Pour gagner son pari il faut que des clients rentrent et sortent contents d’avoir perdu de l’argent et gagné du pain. C’est la double impression d’enrichissement qui donne le bon prix. Le boulanger doit se sentir plus riche en gagnant de l’argent et en perdant son pain. Le client doit se sentir plus riche en ayant du pain et moins d’argent. La richesse n’est qu’un regard.

Pour se convaincre que la richesse n’est qu’un regard, il suffit d’imaginer qu’au sortir de la boulangerie avec son pain, le client voit s’arrêter une voiture dans laquelle un ami qu’il apprécie beaucoup l’invite à déjeuner. Son pain qui était richesse devient instantanément encombrement et sera déchet dès que le pain sera sec.

Mais revenons au pari du boulanger. Il peut aussi perdre son pari si aucun client ne vient ou si trop peu de clients ne se déplacent et lui laissent en fin de journée des pains qui deviennent aussi des encombrements puis des déchets.

Une économie saine est une économie où les clients ont à la fois l’envie d’acheter du pain et l’argent nécessaire fourni par leur travail. Il faut les deux plus le boulanger.

Une économie malsaine, la nôtre par exemple, va se réfugier dans des sommes d’équilibres instables en dépensant inutilement beaucoup d’argent permettant de reporter la prise de conscience du problème en le compliquant davantage.

On va payer très cher les banquiers pour qu’ils prêtent l’argent nécessaire aux achats que le consommateur ne gagne plus par manque d’emploi. On va payer très cher les publicitaires pour qu’ils créent l’envie chez le consommateur désargenté de jouir tout de suite de ce dont il rêve, d’aller emprunter tellement son désir de consommer ou de posséder a été boosté. Il va accepter de devenir l’esclave de son banquier par ses échéances mensuelles pour pouvoir jouir tout de suite. On va payer très cher les médias pour qu’ils diffusent une impression de joie et de fausse légèreté. On va enfin payer très cher les importateurs pour qu’ils importent ce qui a été fabriqué par de lointains esclaves puisque nos parieurs ont évidemment perdu leur pari et déposé le bilan.

Tout cela pour ne pas dire deux vérités anti-électorales, à savoir que la seule issue intelligente est de travailler plus pour payer plus cher des produits en concurrence libre et non faussée par des droits de douane freinant l’esclavage dans l’espace du libre-échange.  La seconde vérité anti-électorale est que le prêt à intérêt est un impôt privé générant un esclavage dans le temps, une servitude volontaire comme Etienne de la Boétie l’a si admirablement décrite.

Mais quel homme politique aura le courage de le dire ? Et quel peuple trouvera en lui-même le courage de l’entendre ?