L’arbre malade

Un problème sans solution est un problème mal posé (Albert Einstein)

Une société ressemble à un arbre.

Un arbre est enraciné en un lieu donné et ses racines sont multiples. Le temps a construit à partir de ces racines un tronc vertical, colonne nourricière qui croit en volume et en solidité au fur et à mesure que ses différentes branches se développent et se diversifient. Au bout des branches poussent les feuilles qui par la photosynthèse permettent à l’énergie solaire de dynamiser l’ensemble et de le faire croitre en lui faisant aspirer par les racines et transporter par la sève, le carbone, l’azote et l’eau qui lui sont nécessaires. Il rejette l’oxygène qui servira à d’autres. L’ensemble est cohérent, solide, stable et de belle apparence. C’est d’ailleurs parce qu’il est cohérent, solide et stable que nous le trouvons de belle apparence. Si l’apparence décline, si le feuillage jaunit ou se raréfie, c’est l’automne qui annonce soit le sommeil de l’hiver soit la mort de l’arbre.

On retrouve à peu près les mêmes éléments dans une société. Elle est enracinée en un lieu donné et ses racines sont toute son histoire qui a façonné son identité. Comme un arbre, son tronc, sa gouvernance unifie la richesse de son passé et l’énergie de son présent pour fortifier ses trois branches : l’économie, la politique et l’éducation. L’économie prend en charge l’activité des membres de la société, la politique s’occupe de leur organisation et l’éducation prépare les nouveaux membres à leurs futurs individuels et au futur collectif. Economie, politique et éducation sont étroitement liés comme les branches d’un même arbre. Les membres de la société sont comme les feuilles. Ils sont le résultat du travail des racines, du tronc et des branches mais ils sont aussi les apports d’énergie par leur travail propre, essentiel à la société.

Très peu d’entre nous jugent de la santé d’un arbre autrement que par son apparence parce que, lorsque nous voyons un arbre, notre cerveau a été programmé pour imaginer son tronc et sa ramure même si tout est caché par le feuillage. Nous avons même appris à distinguer par le feuillage le type d’arbre dont il s’agit. C’est par la forme globale de son feuillage que nous reconnaissons un chêne d’un peuplier. Dans la plupart des cas nous ne voyons pas la structure de l’arbre mais nous savons qu’elle est là et que l’arbre est équilibré.

Mais si le mot équilibre a encore un sens, nous ne sommes plus tellement conscients de la différence fondamentale qu’il y a entre un équilibre stable et un équilibre instable que nous vérifions pourtant quotidiennement sans y prêter attention. Un équilibre stable se reconstitue de lui-même s’il est dérangé alors qu’un équilibre instable s’effondre d’un coup à la moindre bousculade. Le vêtement sur le porte-manteau est un équilibre stable qui revient s’il est dérangé. Le château de cartes est un équilibre instable qui s’effondre au moindre souffle. Le funambule sur son fil est en équilibre instable mais la pomme qui murit sur son arbre est en équilibre stable. Faisons trembler la terre. Le funambule et le château de cartes sont emportés et se retrouvent chacun en un équilibre stable nouveau et non voulu : les cartes sont en tas sur la table et le funambule est suspendu à son câble de sécurité ou avalé par son filet de protection. La pomme et le vêtement qui étaient déjà en équilibres stables ont retrouvé naturellement et sans laisser de traces la place qu’ils avaient avant la secousse.

Sur la Terre la plupart des équilibres stables utilisent la gravitation et ne consomment donc pas d’énergie. En revanche les équilibres instables dévorent une énergie considérable pour apparaitre comme stables et tenir dans le temps. Pour faire tenir un château de cartes il faudra beaucoup de temps, un minimum de colle et des protections contre les courants d’air. Si l’on veut faire tenir un bateau sur sa quille afin de le réparer, il faudra des cales, des étais, bref toute une installation et donc beaucoup de temps et beaucoup d’énergie. La règle tenue en équilibre vertical instable au bout du doigt nécessite une attention de tous les instants et une dextérité sans laquelle elle retrouvera très vite son équilibre stable naturel…. par terre.

L’équilibre stable est harmonieux mais il est inerte. L’équilibre instable est dynamique mais il est fragile. Le mouvement et l’harmonie sont indispensables à la vie mais l’excès de l’un comme de l’autre conduit à la mort. C’est d’ailleurs la mort elle-même qui est excès d’harmonie quand le tumulte, lui, est excès de mouvement. La difficulté est de combiner les équilibres stables et les équilibres instables sans les opposer, comme nous le faisons en marchant et comme le fait l’arbre. Nous le faisons naturellement sauf en politique où, si nous nous croyons de droite, nous survalorisons l’harmonie, l’équilibre stable, au risque de tout simplifier en ne bougeant plus et d’être mort. Si nous nous croyons de gauche nous survalorisons le mouvement, l’équilibre instable, au risque de tout simplifier par une agitation dont nous ne percevons qu’ultérieurement la stérilité.

L’arbre est pourtant un exemple de cet équilibre qui dure alors qu’il s’oppose à la gravitation ; il monte, il grimpe, il croît. Il est même devenu naturel de croire qu’un arbre est un équilibre stable alors que seule la verticale soleil-terre lui donne cette apparence. C’est cette verticale qui lui donne au fur et à mesure de sa croissance, l’assise de ses racines, la solidité de son tronc et la richesse de ses branchages et de ses feuilles. Nous n’avons toujours pas compris son fonctionnement dans le détail mais nous constatons que les chênes ne démarrent pas l’année en même temps que les saules et les noisetiers mais que tous les arbres d’une même espèce évoluent ensemble au même moment. On reconnait les pruneliers dans les haies au fait qu’ils ont tous leurs fleurs blanches au même moment du printemps. Mais ce moment n’est pas le même que l’année dernière et probablement pas le même que celui de l’an prochain. C’est la verticale qui en décide, cette verticale que les hommes ont toujours appelé le sacré et auquel ils se sont toujours soumis sans le comprendre sauf au XXème siècle en Occident où les idéologies nous ont fait le ridiculiser. Il n’existerait pas pour la seule raison que nous ne le comprenons pas. Il n’est pour les idéologies que superstition et obscurantisme alors qu’il est humilité ; humilité de ne pas savoir distinguer clairement le bien du mal dans le vent, le fleuve ou le volcan. Le sacré lui distingue le lieu sacré du sacré lieu, le temps sacré du sacré temps. Nous l’avons oublié.

Les arbres semblent ne pas l’avoir oublié et sont des équilibres instables stabilisés par beaucoup d’énergie venant à la fois du sol et de la lumière. Sacrés arbres ou arbres sacrés ? Une tempête ou une attaque d’insectes ou de champignons abattra pourtant les plus faibles pour que les plus forts renforcent la durabilité de l’espèce. Dans la nature la chaîne de la vie a besoin de la mort qu’elle accueille naturellement.

Malheureusement par orgueil la société occidentale a voulu depuis deux siècles sortir d’une organisation naturelle, rationnelle et humble pour lui préférer des organisations raisonnées qui ne sont que des idéologies qui oublient l’harmonie au profit de l’agitation. Fondée sur l’explosion généreuse de sa pensée au siècle des lumières, elle a créé trois rêves impossibles qui ont tous les trois tenté de dominer le monde au XXème siècle qui est devenu, de fait, le siècle des ténèbres. Par trois fois la pensée occidentale s’est crue plus forte que la nature et elle a voulu imposer à toute l’humanité le pléonasme d’une idéologie idéale qui ne supportait pas la contradiction. Elle s’est décrétée capable de tout résoudre en appelant même la Terre « la » planète sans réaliser qu’en louchant, elle perdait toute vue d’ensemble.

Au lieu de chercher ce qui avait rendu notre arbre malade, au lieu d’analyser les problèmes de nos racines, de notre tronc et de nos branches principales pour comprendre, soigner et redonner un souffle à notre société, nous avons fait le choix de nous contenter de l’apparence, de tout miser sur trois idoles qui sont la démocratie, la croissance et l’éducation. Et en attendant que les idoles fassent le travail en profondeur que nous avons renoncé à faire et qu’elles ne feront évidemment jamais, nous essayons de sauver les apparences en repeignant notre arbre en vert sans y croire un seul instant.

L’histoire de l’humanité montre que les civilisations meurent et qu’elles meurent toujours de l’incapacité des puissants à comprendre leur problème tellement cela les dérange et de la lâcheté des peuples qui renoncent au bonheur au profit du plaisir et de l’immédiateté. Notre civilisation est malade d’un mal profond mais il n’y a aucune raison de la laisser mourir. La vanité des puissants les empêchent de voir qu’ils sont nus mais nous pouvons nous réveiller de notre lâcheté à ne pas dire que nous ne comprenons pas comment notre problème pourrait être résolu par la démocratie qui n’est aujourd’hui que l’avis majoritaire de la foule, la croissance qui est le rêve benêt de la manne divine et l’éducation qui n’est plus qu’un formatage décérébrant.

Comprendre, convaincre et réagir, voilà l’ordre de nos devoirs. Et pour comprendre il faut d’abord ressentir puis questionner. C’est sur notre sensibilité, notre curiosité et notre humilité que nous reconstruirons demain.